Bribes


Le marchand d'amour du Nord-Paris

Il y a de ces gens qui se sentent poétiques en couchant avec une prostituée. De ce sentiment de lyrisme exacerbé, Naïm n’a rien ressenti. Parce que c’est pas lui, le client. Cela ne fait pas si longtemps qu’il fait le racoleur. Sa rue à lui, c’est Internet, et un peu de bouche-à-oreille. Son numéro circule un peu partout dans Barbès. Dieu merci, il n’a jamais eu à faire le trottoir, comme ses homologues féminins de la vieille école. Il se le dit tous les jours, dans sa cabine de douche exigüe comme un placard à balais. Naïm aime prendre sa douche, deux fois par jour. Une avant, une après son travail. Chaque jour, ses douches sont les deux branches entre lesquelles il se balance machinalement. Au milieu, le vide. Il les appelle son moment de pardon. L’eau chaude qui brûle sa nuque réveille sa conscience, engourdie quand il travaille. Il se pardonne, se réconforte lui-même. Dans sa tête, ça chauffe beaucoup, lors de ses courtes pauses aquatiques, quand les souvenirs des clients lui font mal. Le respect de son corps est un luxe qu’il ne peut pas souvent se payer. Naïm ne préfère pas y penser, il se cache, même dans son crâne. Il n’a même pas besoin de vouloir se cacher pour l’être, de toute manière. Comme tous les tapins de Paris Nord, avec la loi de 2016, il joue à Colin-Maillard avec l’Etat français. Même si la loi le prend pour une victime, elle applique le « pas vu, pas pris», elle préfère punir son fonds de commerce. Les clients flippent, ils risquent gros, et le corps de Naïm aussi. Il a plus peur pour son outil de travail que pour lui-même. Parfois, il pense à arrêter. Arrêter le stress, l’angoisse, le studio miteux embaumé de parfum aphrodisiaque à la con, les paquets de pâtes qui s’entassent dans les placards vétustes. Mais quand on se prostitue en ligne, c’est toujours moins pire que de se les geler dans une cage d’escalier à Rébeval pour une passe à cinquante balles. Il pense, avec illusion, qu’il est protégé dans son studio, place Jean Gabin. Il peut voir ses clients arriver de sa fenêtre du premier étage, qui donne sur la place. Elle est maquillée par les feuilles d’un gros platane. Là, il voit sans être vu. Il les fait toujours un peu attendre, quand ils arrivent. Naïm adore les scruter. Leur dégaine, leur fringues, quand ils attendent en bas, près du lampadaire. Il a même eu un type en costume, une fois. Avec une alliance. Le genre d’homme marié qui s’autorise à se lâcher en fin de semaine, pour ensuite retrouver sa femme et ses gosses pour un pique-nique à Saint-Cloud. Naïm les aime bien, c’est eux qui paient le plus. Et puis, ils parlent, un peu. C’est autre chose que des insultes.

Ses clients, nouveaux comme habitués, ont leur manière bien à eux de l’aborder. Au premier contact, c’est un petit message, timide et lapidaire. Un chuchotement coupable dans le silence. NaÏm imagine leur regard à leurs mots. Des « Bonsoir, dispo ? » au sempiternel «C’est combien ?», il s’amuse à essayer de les cerner. Les introvertis, par exemple, attendent toujours qu’il les relance. Ça arrive souvent avec les nouveaux. Ils se méfient, il n’a jamais su pourquoi. Certains sont des charognards dès les premiers instants, Naïm peut le voir à leur façon d’écrire, de demander. Ce sont les pires. Eux, ils ne prennent pas le temps d’attendre ni de témoigner un peu de respect. Naïm a très peur avec ces types-là. Ils ont souvent des allures de brutes, il a toujours un doute quand ils doivent payer. C’est pour ça qu’il a toujours sa bombe au poivre, même s’il sait que ça risque pas de changer grand-chose lorsque le type décidera de cogner. Par chance, ça ne lui est jamais arrivé. C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a jamais été dans la rue.


Ses journées sont longues et difficiles. En fumant sa cigarette nonchalamment appuyé sur le garde-fou, il repense au début. Le regard perdu dans les feuilles vertes de juillet, il aspire une bouffée. Il laisse le temps au goût âcre de lui sortir de la gorge. La nicotine le désinhibe, il y pense plus facilement, sans trop se faire du mal. Quand il a fui de chez son père qui le battait, à 18 ans, Naïm savait qu’il avait pris la bonne décision. Il s’en souvient encore, quand il regardait son reflet dans les vitres jaunies du RER, éclairées par les lampadaires du quai de la station. Son visage était de pierre, décidé. Il avait besoin de se jeter dans l’inconnu après ce qu’il avait subi. C’était facile de se comporter en enfant maltraité alors qu’il savait que sa mère l'attendait toujours à l’autre bout du tunnel, avec amour. Mais il n’a pas voulu la rejoindre. Sans doute parce qu’il a peur de la piqûre.

Naïm s’est bloqué à ce moment-là. Son regard s’est détourné de la myriade de feuilles d’été. Il regarda l’heure, ça allait. Il n’était pas pressé. Aujourd’hui, il avait seulement un client.

Il est arrivé en avance. Stressé, il regardait partout par des petits mouvements de tête. Il marchait droit, rapidement, il était concentré pour un jeune « puceau » des passes de Barbès. Appréhendant un peu, Naïm, qui l’observait de sa fenêtre, fantasmait tout autant. Dans l’angle de la rue Custine, Naïm regarda attentivement le paysage. Une place parisienne, avec le vrombissement noir des véhicules et le tintement des gens qui parlent en terrasse. Une scène de vie normale dans Paris. L’homme attira une seconde fois son attention, cette fois-ci adossé au lampadaire, scrutant sa porte d’immeuble. Il était grand, blond, aux yeux bleus. Son regard froid tournait dans tous les sens, alors Naïm, amusé, s’est dit « Putain, on dirait un mac ». On pense tout de suite à un grand slave, bardé de tatouages et recouvert de cicatrices, avec un regard de péril rouge qui cisaille l’univers. Mais rien ni personne ne ressemble à un mac, place Jean Gabin. Une simple porte d’immeuble, et lui, emmitouflé dans sa fausse veste Nike, qui guette en attendant le grand saut. Il fait les cent pas en bas de chez Naïm, à attendre le signal. Son corps avait visiblement pris le relais. Seulement la fine pointe du stress, doublée de l’excitation, envahissait sa poitrine. Naïm lui envoie le code. Il quitte son lampadaire pour se diriger droit vers la porte, le tape, et entre. Il demande l’étage. Il n’y avait rien qui n’allait ou qui n’allait pas dans son hall. Un silence. La tension retombe de quelques degrés. Sa respiration se calme. « Premier étage ». Et ça repart de plus belle, il marche dans les escaliers, marche avec force pour faire entendre ses pas dans la cage. Une fois au palier, il entend un déclic de porte. Une petite, celle du fond, entrouverte. Elle s’ouvre entièrement, grince un peu. Il s’arrête. Regard circonspect. Il scanne le peu de l’appartement qu’il voit à travers l’encadrure. La pièce n’est pas grande. Plongée dans la pénombre, elle est emplie d’une légère odeur de parfum, presque déguisée dans la lourdeur de l’atmosphère. Ça ne lui fait pas grand-chose. Naïm, beaucoup plus. Il avait un corps jeune, la peau lisse, la faible lumière striait joliment son torse découvert. Il en émanait une effluve de lubrifiant. Il ne sait plus ce qu’ils se sont dit, il lui a simplement tendu les cent cinquante euros fraîchement tirés de ses deals sous le manteau. Naïm s’assoit sur un carré gris, posé en face d’un grand matelas sur lequel il n’y avait qu’un seul oreiller. Il se déshabille en examinant la silhouette de son client. Ses mouvements étaient décontractés, il ne stressait pas, il avait l’habitude. Naïm sait garder ses émotions de côté, sans mal. La tête du grand blond n’était plus qu’un prisme qui se remplissait de l’expérience qu’il allait vivre. Les yeux comme caméras, le cœur comme batterie. Cerveau vide. Il lui a glissé timidement que c’était sa première expérience. Il ne constata rien chez Naïm, sinon son expression faussement surprise : il voulait sûrement en finir au plus vite. Un mec très « chrono », comme ils disent, sur le site d’escorts. Ils se sont déshabillés.

Sa petite expérience s’est arrêtée là, au bout de quarante minutes. Ouvrant la porte du numéro 48, c’est là qu’il a réalisé qu’il n’avait pas réalisé grand-chose. Il n’a pas bronché plus que ça. Il marchait vers le métro, la tête éteinte. Il avait plutôt descendu une montagne que passé un cap. Rien de spécial, à part avoir les testicules et le portefeuille allégés. Il pressentait qu’il n’avait pas grand-chose à retenir de ce plaisir coupable, arraché dans la lourdeur d’une pièce sombre d’un immeuble de Barbès. La réalité était, en somme, bien ordinaire. Passé le fantasme grandiloquent de son imagination de jeune con, la tristesse de la banalité qu’il venait de traverser l’a rendu impassible. Un «acte d’homme» qui maintenant ne représentait rien, puisqu’il venait de découvrir ce que tant d’autres avaient découvert avant lui. Il avait fermé une des portes du monde de luxure qui s’offrait à lui, par pure indifférence, par pur dépit.


  • La faim



    Je suis un enfant, au doux parfum de chair. Je m’échappe, avec mes petites jambes pointues, d’une journée d’école infinie. Le soleil orange de juin éclaire de ses rayons coulants les pans blancs des immeubles parisiens. Alors que je secoue l’air de ma marche pressée, m’éloignant de l’école, je me rapproche de la maison. Le saccage de ma course tonique tonne à mes oreilles, accompagné de la noirceur des vrombissements automobiles de la rue Delambre. Toute la journée, j’ai pensé à ce bruit sucré des bonbons acidulés cachés dans une boîte de thé, car Maman ne veut pas que je mange des sucreries. Enfin arrivé, laissant s’échapper un fumet chaud de ma bouche après avoir parcouru ma rue, j’ouvre lentement la porte grinçante et lourde du placard, tandis que le son grave du larcin gronde. La boîte à thé métallique tinte, et les friandises qu’elle contient m’éclairent les pupilles et font étinceler mes papilles. Les feuilles de thé à côté des douceurs acides m’emplissent les narines d’une odeur pourpre de jasmin, rendant ma bouche inondée de salive lisse comme de l’eau. Ma main affamée se saisit des bonbons de toutes les couleurs : ma langue tourne autour de saveurs explosives et sucrées d’azur glacé, de topaze brûlée, de rouge acidifié, ou encore d’émeraude mentholée. Cette mosaïque acidulée qui marie intensément les couleurs et les saveurs me percent l’esprit par un jaillissement de sensations aiguës. En-dessous des sucreries, se trouve, emballé dans un papier craquant, un épais morceau de quatre-quarts. Je le trouve généreux et le hume : il est beurré, et son toucher envoûtant détend ma mâchoire, qui l’enfourne aussitôt. Le goût de chocolat mou et chaud efface le sucre qui irritait mes papilles, et rince mon gosier en une douceur laiteuse de beurre & de cacao. Dans cette union gustative entre un acide feu sucré et une moelleuse saveur chocolatée, mon estomac tourbillonne dans un mélange à la fois intense et doux, apaisant ma faim, mais réveillant ma soif. C’est alors que j’ai l’idée d’un thé ! Je m’empare des feuilles de jasmin séchées, et les fait crépiter dans de l’eau bouillie. La douce mélodie de l’odeur de jasmin m’entoure les narines, et alors que je fais couler à grandes lampées ce nectar doux-amer, le parfum chaud de l’eau écarlate rassasie ma folie vorace. Dans un bruit sourd qui me tire de mon paradis de saveurs, Maman claque la porte d’entrée et me découvre, la boîte vide de ses trésors, et mon ventre plein de merveilles.

  • "Je compte les jours comme un détenu compte sa peine"

    Avril 2020


    C’est le vingt-sixième jour. Il est comme le premier. Les yeux qui s’ouvrent, hagards, s’orientant dans un crâne encore endormi d’un sommeil déphasé. Le corps quasiment amorphe après dix heures de sommeil étalées sur la journée, la vie ressemble à une crêpe molle qui s’écoule doucement de la poêle. Je m’extirpe du lit de la même manière, attrape une canette de Coca-Cola. Elle compose une bonne partie de mon alimentation, désormais. Le confinement ne peut pas être sexy partout, il faut bien quelques paresseux dans l’âme qui s’accommodent d’un enfermement généralisé pour se comporter comme des pantouflards. Je suis, à peu de choses près, content d’être confiné. Je me traîne, et j’aime ça. Je ne fais plus de sport, je mange un repas par jour, agrémenté de grignotages, n’importe quand. C’est lent, c’est confortable, c’est facile. Pourquoi avoir le plaisir d’être productif, si on peut avoir le plaisir d’être improductif ? C’est si bon de ne rien faire. Comme l’enfant terrible, entre quatre murs, dans le silence de ma cour, emplie de la chaleur légère du mois d’avril. Alors que l’économie s’effondre à grands pourcentages, le bruit de ce chaos économique n’atteint pas mes tympans. Mon sur-place intellectuel me fait le vilain tour de me torturer, et je mâche et remâche mes souvenirs comme une purée insipide, qui ne laisse aucune saveur. Chaque bribe m’inflige un sentiment de déjà-vu. Alors, comme tout homme qui ne supporte pas ses crises existentielles permanentes, je me rêve à partir. Bloqué comme l’enfant terrible, entre quatre murs, je me prends à envier n’importe quelle autre destination, tant qu’elle se différencie de ce parquet grinçant sur lequel je m’étale depuis vingt jours. Le clapier est tel, il suffit que je parte faire mes courses pour regagner un peu d’humanité avant de me cacher à nouveau dans ma tanière. Partir, ce n’est plus brandir son passeport ; partir, c’est ouvrir la porte de son appartement. Une fois la poignée fermée, on se jure intérieurement que la courte sortie soit aussi longue que possible. Je végète à faire partie des murs. Mais lorsque le corps ne peut s’extirper, il reste l’esprit. L’esprit, lui, parcourt le monde en une seconde. Il peut partir et voyager à sa guise, s’il carbure aux bonnes choses. Mon carburant de prédilection est la lecture. Il me reste la lecture. Pour m’en aller. Un bruissement de page, et tout est magnifié.